Voici quelques textes de Pierre Matthieu proposants des explications sur les points les plus importants qui selon son expérience de pratiquant et d’enseignant conditionnent le pratique de l’aïkido. Ces propos le conduisent aux commentaires du dernier texte :

L’aïkido est un art martial non violent

Introduction :

Le principe fondamental de la pratique d’un art martial tel que l’Aïkido consiste en effet à faire le vide devant l’attaque de l’adversaire. Eviter de s’opposer directement à l’attaque permet de s’intégrer dans l’action engagée par l’adversaire et de le conduire au-delà des bornes qu’il s’était initialement données, de « sortir l’attaque de ses gonds ». C’est ce qui permet au pratiquant d’Aïkido de prendre la direction du mouvement et le contrôle de l’attaquant. D’autres arts martiaux, le Judo par exemple, utilisent également cette règle fondamentale de non-résistance à l’attaque. Mais alors que dans la pratique du Judo, on exploite immédiatement l’esquive pour bloquer un ou plusieurs points d’appui de l’adversaire, transformant ainsi son déséquilibre en projection, l’Aïkido diffère la conclusion et accepte le déplacement de l’attaquant, du moment que son déséquilibre reste contrôlé. L’objectif est de prendre l’ascendant sur lui, de prendre l’initiative, pas de marquer le point.

Esquiver ne veut pas dire fuir, bien au contraire. La fuite ne fait que donner du champ à l’attaque, l’initiative étant laissée à l’attaquant avec le risque que l’attaque suivante soit beaucoup plus difficile à contrôler. Il faut au contraire anticiper, avancer sur l’attaquant pour forcer sa décision et se donner la possibilité d’une esquive. Il se créé dans ce cas un phénomène de pression puis d’aspiration qui déstabilise le partenaire (c’est d’une façon tout à fait analogue que le vent provoque le soulèvement des vagues à la surface de l’eau). L’effet recherché est le même que celui que ressent une personne qui veut forcer un obstacle, lorsque celui-ci se dérobe brusquement au moment précis où elle croyait l’atteindre.

Déséquilibrer l'attaquantTravail du contactHarmonie ou connivence ?Un message social ?

Des mouvements en spirales qui conduisent le déséquilibre de l’attaquant

Dans la pratique de l’Aïkido :

Il s’agit, en ce qui concerne l’attaquant « UKE », de l’amener juste au-delà de sa propre intention, d’amplifier son mouvement de telle sorte qu’il reste entièrement présent dans l’action mais qu’il en perde le contrôle. Ce qui le conduit presque aussitôt en situation de déséquilibre. Quant au pratiquant « TORI », son rôle est de s’effacer au dernier moment devant l’attaque et de guider la force engagée par l’adversaire en effectuant un déplacement du corps susceptible d’accentuer le déséquilibre de l’attaquant. Dans la plupart des cas ce déplacement est un pivotement du corps en ouverture sur l’appui du pied avancé « Tenkan » ou un changement d’appui précédant le même pivotement en ouverture « Taï Sabaki ». La technique s’amorce donc le plus souvent par un mouvement tournant. D’une façon très générale, les mouvements d’Aïkido s’inscrivent dans des spirales, spirales qui s’ouvrent dans le déséquilibre, spirales qui se ferment dans la projection ou le contrôle, le sens d’enroulement et l’orientation de ces spirales qui se prolongent l’une dans l’autre pouvant varier quasi-instantanément au cours de la même technique par déplacement du centre de Tori.

Au moment de l’attaque, la distance de Uke par rapport à sa cible varie selon le type de menace, frappe, coupe ou saisie à une main, saisie à deux mains, voire tentative de ceinturer le corps ou étranglement. Du fait de l’application du principe de l’esquive sans neutralisation immédiate de l’attaquant, le champ des réponses possibles est très ouvert et le travail se prête à des variations techniques jouant sur le temps, la distance et la forme de contrôle choisi en tenant compte des possibilités physiques de l’attaquant et de la qualité de son engagement. Par contre au moment de l’esquive, un contact si possible léger mais déterminant est pris avec le corps ou plus généralement le bras d’attaque du partenaire qui vient de manquer sa cible. Ce contrôle est généralement effectué avec les deux mains, travaillant en synergie, bien centrées sur l’axe médian du corps mais avec un minimum de tension – et un maximum de présence – pour ne pas entraver la liberté de mouvement de ce dernier dans l’esquive, avec ou sans saisie. Le déséquilibre est ensuite conduit par le contact des mains sur un tracé qui s’inscrit généralement dans une spirale, puis le corps s’engage, avec une forte poussée des hanches, tangentiellement au corps du partenaire mais avec une pression dirigée sur son centre, pour rompre l’engagement et amener l’attaquant au sol par projection ou contrôle du bras d’attaque puis du corps.

Le travail du contact, essentiel dans la pratique de l’Aïkido

Cette notion du « contact » qui succède immédiatement à la menace de l’attaque et qui intervient ensuite tout au long de la technique jusqu’à l’engagement final des hanches, comme support de liaison et véritable organe de relation entre Tori et Uke est une notion souvent mal comprise, difficile à visualiser intellectuellement, il faut la sentir (et donc pratiquer…). Or c’est le point d’articulation essentiel dans la relation martiale entre les deux protagonistes, le véritable support du travail et de la progression dans l’étude de l’Aïkido. En premier lieu, il faut se démarquer complètement du sens usuel que prend le mot « contact » dans l’expression « sports de contact » où il est assimilé à « coups » ou « chocs parfois violents ». Ici le contact est léger, précis mais néanmoins ferme ; il associe une pression (dirigée sur le point d’équilibre du partenaire pour contrôler son impulsion) et un ressenti (il faut canaliser le mouvement du partenaire plutôt que d’imposer le sien propre). Il s’apparente un peu au « toucher de balle » du tennis ou au contrôle des rennes d’un cheval indocile : douceur mais fermeté et surtout capacité d’adaptation instantanée.

On s’en fera une idée assez juste si l’on envisage la relation martiale de l’escrime, notamment l’escrime avec des sabres où la menace de coupe l’emporte sur la menace de pique. Dans ce cas, le contact pris avec l’arme de l’adversaire que l’on a réussi à dévier lors du premier engagement est un point de liaison subtil entre les deux protagonistes mais tout à fait déterminant pour la suite du combat. Ce contact est d’autant plus léger qu’il est pris près de l’extrémité de la lame mais aucun des deux attaquant n’est pressé de le rompre, c’est à la fois un point de menace et un point de contrôle du partenaire. Ce contact permet surtout de sentir l’adversaire, de percevoir son équilibre ou son déséquilibre, ses changements d’appui, sa fluidité mais aussi son calme et sa détermination. Bref c’est un instrument essentiel dont la maîtrise décidera presque certainement de l’issue du combat pour peu que l’opportunité répétée de tels contacts se présente. Occasionnel dans les passes d’armes ce type de contact devient la règle, le médium obligé dans la pratique de l’Aïkido (avec ou sans armes).

Par sa conscience, son intention volontaire, Uke est présent au niveau du contact, seul résultat tangible de son attaque initiale qui le relie encore à sa cible, mais physiquement son poids, son équilibre et le point de départ de toutes ses impulsions se situent au niveau de ses hanches, au niveau de son centre de gravité et c’est ce dernier qu’il s’agit de guider sans à-coups jusqu’à la fin de l’action engagée. Pour Tori, le pratiquant qui reçoit l’attaque et la canalise au-delà du point de visée initial dans le déséquilibre, le contact n’est qu’un outil, un levier ; c’est le centre du partenaire qu’il cherche à mobiliser et à conduire. Pour l’attaquant, au contraire, le contact est sa sauvegarde, le lien dont il cherche à garder le contrôle pour ne pas être débordé par le mouvement de Tori.

Harmonie ou connivence ? une question qu’il faut poser

Une qualité généralement remarquée dans la pratique de l’Aïkido est le caractère harmonieux de ses mouvements. Sa pratique est volontiers comparée à une sorte de ballet régulièrement ponctué par des chutes qui, elles mêmes, sont plus souvent coulées ou aériennes que brutales. Une telle observation est à la fois pertinente et trompeuse.

Pertinente en ce sens que la recherche de l’harmonie est une nécessité intrinsèque à la bonne conduite du mouvement. Le but de Tori étant de conduire Uke et non de le perdre, les spirales du mouvement s’enchainent avec le plus de fluidité, le plus de continuité possible, ce qui n’exclue pas les effets de surprise ni les brusques changements de rythme. D’autre part, dans la pratique de l’Aïkido, toutes les techniques sont des techniques de corps, non des techniques de bras ou de jambes, de ce fait le mouvement reste global, centré, soulignant la sobriété et l’efficacité des déplacements. Il semble opportun, à ce propos de corriger une erreur fréquente d’appréciation. Les « clefs » ou autres saisies contraignantes portées en périphérie qui certes existent dans plusieurs techniques d’Aïkido ne sont pas destinées à être exploitées pour elles mêmes par le jeu de la douleur et dans une direction centrifuge, bien au contraire elles s’intègrent à la finalité d’ensemble en ouvrant un « chemin » (et même plus précisément un raccourci) vers le contrôle du centre de l’attaquant pour venir le bousculer.

Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, les mouvements qui servent de fil conducteurs aux techniques de l’Aïkido sont harmonieux car ils ont un caractère universel, étant parfaitement adaptés au corps humain. C’est ce qui ressort le plus clairement d’une pratique assidue et prolongée : l’exercice répété de l’Aïkido ne fatigue pas et n’abîme pas le corps (sauf excès ou technique incorrecte). Il favorise au contraire sa résistance et sa longévité en exploitant une dynamique articulaire qui s’inscrit dans la physiologie la plus stricte, la plus saine. Et la tendance naturelle du corps humain est de se mouvoir de façon harmonieuse ce qui ressort clairement des pratiques sportives basées sur la qualité dynamique fondamentale qui caractérise le corps humain : la recherche de l’équilibre. Je veux parler des sports de glisse, surf, ski, patins à roulettes ou sur glace, etc. Le spectateur est frappé par le caractère harmonieux des mouvements qui s’enchaînent dans un rythme fluide, la grâce des pratiquants expérimentés n’échappe à personne.

La pratique de l’Aïkido également est basée sur un jeu d’équilibre et de déséquilibre, sur la préservation de son propre équilibre et sur la perte d’équilibre de l’attaquant. Et l’ont découvre, surtout quand on débute la pratique à un âge un peu tardif (mais il n’y a pas d’âge pour bien faire), que le naturel est quelque chose qui dans certains cas doit s’apprendre, le mouvement montré paraissant toujours très simple mais pourtant si difficile à exécuter, une fois livré à soi-même ..! Comparer la pratique de l’Aïkido à une pratique de ballet est néanmoins très inadapté car cela supposerait une certaine connivence entre l’attaquant et le défenseur, le mouvement de Tori étant facilité voire accompagné par Uke. Une telle pratique est possible mais totalement inadaptée à une pratique martiale. Le travail ne prend de sens que s’il se developpe à partir d’une contraite véritable.

Frapper à côté, différer l’impact ou accompagner le déséquilibre serait totalement contraire et nuisible à l’étude. Le pratiquant a besoin d’une attaque sincère et d’un engagement corporel complet (neutre, sans feinte ni complaisance, mais engageant tout le poids du corps) de l’assaillant, aussi bien dans l’attaque que dans le suivi du contact au delà de l’attaque, pour améliorer la qualité de son travail. Le but est l’étude, pas de jouer à se faire peur ! Martial ne veut pas dire méchant, il y a encore beaucoup d’incompréhension à ce sujet. Travailler de façon martiale, cela veut seulement dire ajuster le travail, resserrer la contrainte, tendre la corde, pas la casser. C’est la condition nécessaire pour que la réponse proposée soit honnête au sens de crédible (c’est la moindre des choses pour un art martial) mais aussi juste, ajustée à l’instrument corporel, adaptée aux capacités articulaires, musculaires et d’équilibre du corps humain.Les techniques que proposent cet art martial sont naturelles , ells n’obéissent pas , (ou le moins possible ) à des conventions . C’est un point qui est raremenr évoqué et encore moins souvent compris.

En quoi cet art martial est-il non violent ? Quel message social propose-t-il ?

Maintenant que nous avons un peu fait le tour du domaine et précisé les points les plus importants qui conditionnent la pratique, j’aimerais revenir sur le propos de départ de mon article, et préciser en quoi L’Aïkido est véritablement « non-violent ». Que masque ou au contraire que dévoile cette philosophie de la non violence qui peut, à juste titre, sembler un peu paradoxale voire franchement contradictoire dans le cas d’un art martial. On sait, bien sûr, que l’Aïkido refuse toute pratique en compétition, qu’il s’oppose surtout à l’esprit de compétition, sa finalité n’étant pas de se mesurer à plus fort ou plus faible que soi, mais, au contraire, de sortir du cercle de la rivalité car ce cercle s’emballe trop facilement devenant engrenage de la violence. L’Aïkido propose un travail qui commence de façon classique par une opposition, le « défenseur » venant à la rencontre de la contrainte de l’attaque, mais qui se prolonge par un mouvement conjoint des deux pratiquants, l’un contrôlant le déséquilibre – qu’il n’a pas choisi – grâce au contact, l’autre conduisant le geste comme un cavalier dirige sa monture. Le développement de la technique, quand elle est bien exécutée, n’est pas vécu comme une contrainte subie ni même comme une contrainte imposée par l’un des pratiquants à l’autre. C’est une articulation transitoire entre les deux qui les relie de façon naturelle dans un même geste pour peu qu’ils s’engagent l’un et l’autre avec détermination dans la rencontre initiale. Cette transition suffit pour débloquer la situation ou plus précisément pour l’ouvrir au moment ou elle allait se fermer, pour desserrer la contrainte. Tori peut alors conclure par une projection ou par un contrôle suivi d’une immobilisation au sol mais dans les deux cas sans dommage pour l’attaquant.

L’attaque est une tentative de fermeture mais elle comporte nécessairement une ouverture préalable. Il faut bien amorcer l’attaque, ouvrir sa position avant de la refermer sur la cible (c’est du moins le cas avec les attaques corporelles et à l’arme blanche). Toute attaque est d’abord une faiblesse, elle est même une faiblesse avant d’être une force. Et c’est précisément sur ce point de faiblesse que s’articulent toutes les techniques de combat, les stratégies de guerre et même certaines techniques de chasse (la chasse au tigre par exemple où l’on incite le fauve à sauter en attaque pour dresser un pieu dans lequel il va s’empaler).

A partir de là les voies divergent. D’une façon tout à fait générale les pratiques martiales utilisent cette « vision » du « trou » de l’attaque pour s’y engouffrer, pour marquer le point. Mais marquer le point n’est, en définitive, pas autre chose qu’attaquer (…), c’est une fermeture. L’Aïkido propose une réponse originale : il pointe également l’ouverture de l’attaque mais il ne la sanctionne pas, il s’arrange au contraire pour la révéler (au public le cas échéant, mais avant tout à l’attaquant lui-même !), en maintenant l’ouverture jusqu’au bout. C’est en cela précisément que l’Aïkido se montre non-violent. Quand on est présent au centre de l’attaque et disponible sans préjugé, il n’y a pas d’attaque il n’y a que des ouvertures, des opportunités à conduire. On entre dans un mouvement qui commence en dehors de soi, on s’articule le plus souplement possible avec lui et on le laisse continuer sa course en dehors de soi. C’est du moins l’idéal vers lequel tend à nous conduire la pratique de l’Aïkido, idéal qui semble néanmoins avoir été très bien vu et compris par son fondateur Morhei Ushiba et probablement beaucoup moins bien par nombre de ses successeurs mais c’est une autre histoire.

Par le choix de son orientation non-violente et surtout par la grande cohérence de la logique interne de son fonctionnement qui le démontre, l’Aïkido développe dans sa pratique un lien social réel. Il propose une véritable pédagogie sociale : on apprend sans fausse connivence, sans opposition stérile à entrer dans le mouvement de l’autre en l’acceptant, puis en le réorientant sans dommage. Ce n’est pas une contrainte et ce n’est pas une passivité, chacun doit s’adapter à l’autre car c’est véritablement un mouvement d’ensemble, une unité qui est proposée dans chaque technique. C’est une conjugaison, pas une fusion, chacun entre dans la technique puis en sort librement. La rencontre est parfois fugace, parfois prolongée mais elle n’a lieu que s’il y a une intention de part et d’autre. La difficulté mais aussi la richesse vient de là : le travail de la technique n’est qu’une préparation, le véritable travail est celui de la rencontre. La réponse est à vivre chaque fois au temps présent, il faut la réinventer, elle est originale parce qu’il n’y a pas deux fois la même attaque, mais surtout parce que l’on est pas là pour sélectionner la meilleure opportunité – c’est nécessairement le cas dans toutes les disciplines martiales orientées vers la compétition -.Ici toutes les opportunités sont bonnes à prendre où du moins sont une occasion de s’exercer à ajuster la réponse, à trouver la « bonne » réponse. Le véritable travail est celui de la rencontre. Des rencontres qui ne sont jamais les mêmes, qui déconcertent souvent tant elles remettent facilement en cause ce qu’on croyait acquis. Des rencontres parfois tellement réussies qu’elles déconcertent d’une autre manière : on se trouve pris dans un mouvement que l’on n’a pas véritablement décidé et qui passe tout seul, comme s’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à observer. L’unité de la technique qui propose une véritable rencontre entre les pratiquants est une spécificité de l’Aïkido.

Pierre MATTHIEU, le 1er Mars 2009